La monnaie provinciale de 1914 à 1916

(Tiré d'un article de journal du mardi 22 février 1916)

Auch 1914_1 franc_avers

Depuis longtemps, les peuples civilisés, poursuivant leur labeur séculaire au milieu d’une paix plus ou moins durable, ont voulu contrôler la fabrication de la monnaie et la centraliser progressivement, en réduisant le nombre des ateliers au strict minimum.  Mais, très souvent, quand la paix fut profondément troublée, la décentralisation reprit ses droits et les monnaies locales, si nombreuses à l’époque féodales revinrent à la vie. Pour parler de la France seule, rappelons que la première République a eu, à coté de ses assignats officiels, une circulation intense d’innombrables bons de communes. Plusieurs centaines de bons et de billets de monnaies ont été émis aussi pendant la guerre de 1870-1871.

On aurait pu croire qu’à notre époque où les crédits sous toutes les formes (traites, chèques, comptes courants, etc.), simplifie la circulation monétaire, un semblable état des choses était impossible. Une fois de plus, la loi de la relation des effets et des causes c’est affirmée.

Tout comme les luttes des anciens temps, depuis le commencement de la grande guerre, l’argent s’est caché, non seulement dans les tiroirs, mais même dans la terre ; la circulation monétaire s’est appauvrie ; les transactions sont devenues difficiles, et la création d’une monnaie fiduciaire extra-légale est devenue fatalement nécessaire, absolument urgente. C’est ainsi qu’un nouveau numéraire exclusivement de papier et de carton, est sorti de plus de 160 localités de la France et de l’Algérie.

Dans la majorité des cas, il s’agit de billets émis en vertu d’une délibération de la Chambre de commerce du chef-lieu du département. Quelquefois, plusieurs chambres de commerce se sont réunies pour garantir l’émission (Chambre d’Ambert, de Riom, Clermont-Ferrand et Thiers, pour la dernière émission des billets du Puy-de-Dôme, Chambres de Quimper et de Brest ; Chambres de Rennes et de St Malo, etc.). Il est rare que les billets de la Chambre de commerce de Montluçon-Gannat ; les billets de la Chambre de Saint-Omer rappellent brièvement les instructions du Ministre du commerce datées du 14 août 1914, et ceux de la ville d’Ault (arrondissement d’Abbeville) mentionnent l’approbation du préfet, en date du 13 septembre 1914.

Quelquefois, la Chambre de commerce et la ville ont garanti conjointement l’émission. C’est le cas pour Rouen, Amiens (billets émis par l’intermédiaire de la banque Duvette, 15 septembre 1914), Arras, Abbeville, Elbeuf et le Havre. Assez souvent la ville seule à assumé la garantie et il est remarquable que les billets de cette catégorie appartiennent presque tous à la région septentrionale de la France : Sedan, Saint Quentin, Ault, Vertus, Mouy (Oise), Epernay (émission du 5 septembre 1914, contemporaine de l’occupation allemande), Bailleul, Douai, Roubaix et Tourcoing, Lens, Montreuil-sur-Mer, Nancy (2 août 1914, Remiremont, Seboncourt. Dans cette série, ont doit classer les bons de la mairie de Montaigu (Vendée), localité dont on n’aurait guère pu prévoir la disette particulière de numéraire en 1915.

A Saint-Quentin la Caisse d’épargne prit également la responsabilité de la fabrication de billets de 5 francs.

Une banque d’émission, Société anonyme au capital de cent mille francs, a entrepris, à Lille, la fabrication de petites coupures, depuis le mois d’août 1914, et de pièces de carton de cinq et de dix centimes (octobre 1915), tandis que la ville de Lille même ne garantissait que les coupures de cinq et de dix francs.

En général, les billets émis dans les départements, depuis 1914, l’ont été pour remédier à la rareté de la menue monnaie et portent les valeurs de vingt-cinq ou cinquante centimes, un franc ou deux francs. C’est par exception cependant que la Chambre de commerce de Constantine à émis des coupures inférieures encore de cinq et dix centimes.

Des localités assez nombreuses du nord de la France et de l’Alsace où le métal instruit par une vielle expérience remontant à l’époque romaine, s’était caché encore d’avantage qu’ailleurs ont été contrainte de recourir à des billets de cinq, dix francs et au-dessus. Citons dans cette catégorie : Nancy, Lunéville, Charleville, Saint-Quentin (5,20 et 50 fr.), Lys-lès-Lannois (50 fr.), Lambres, Fourmies, Bailleul, Douai (5, 10, 20, 50 fr.), Valenciennes (5, 10, 20, 50 et 100 fr.), Séclin, Cambrai, Lens ; Thann, Bitschwiller, Wesserling, etc. A la même série se rattachent certains billets des mines d’Aniche, d’Anzin et de Béthune, ainsi que les Aciéries de Longwy.

Comme en 1870, de nombreuses industries ont été contraintes de créer des bons de monnaie pour faciliter les transactions de leurs cités ouvrières. Aux trois mines que je viens de citer, il faut en ajouter d’autres, parmi lesquelles celles de Bruay, Lens, Liévin, Aniche, Courrières, Vicogne-Noeux, et, dans le midi, Graissessac. Au nombre des aciéries citons celles de Micheville (division des forges de Champagne), avec des bons de dix centimes à 2 fr., et du Creusot (Schneider et cie), avec des coupures de 0 fr. 50, 1 fr. et 2 fr.

A Bolbec, la crise de la menue monnaie fut particulièrement sensible, dès le commencement d’août 1914, car plusieurs fabriques (Baudin, Forthomme, Fauquet-Lemaitre, Desgenetais, etc.) ont répandu des billets valant depuis 0 fr. 25 jusqu’à 10 fr. L’établissement Lemaistre frères, à Lillebonne, fut contraint d’agir de même (0 fr. à 5 fr.) (1), ainsi que la maison Blin à Elbeuf.

La Société des tissages A. Bréchard, de Roanne, a fait fabriquer des bons payables dix jours après la signature de la paix. La maison de tissage mécanique Retour frères, à la Ferté-Macé, s’est contentée d’apposer sont timbre sur de simple cartons en y joignant un numéro d’ordre, l’indication de la valeur (0 fr. 50 à 2 fr.) et la signature social manuscrite.

La malheureuse citée cité de Reims a vu circuler, en guise de monnaies divisionnaires, des bons de secours et de travail des verreries et des docks rémois (Familistère), des bons Pommery, des bons alimentaires de 0 fr. 20 à 0 fr. 70 et de nombreux petits cartons de change rémois, rappelant par la forme les correspondances des anciens omnibus de Paris.

A Mayenne, on émit des billets pour la ville et le service des émigrés.

En Alsace, Thann eut de nombreuses coupures, de 0 m. 50 à 10 marks, émises par la ville et par diverses maisons de commerce (Scheideker et Khohl, Baban, Jaegli, Société textile Kœchlin). Beaucoup de ces billets ont été payés par l’agence de Thann du Comptoir d’Escompte de Mulhouse. A Bitschwiller, la ville et la fabrique de machines Martinot-Galland ont créé des coupures de 10 pfennigs jusqu’à 5 marks. La manufacture alsacienne d’enveloppes Vuillard et Cie, à Saint-Amarin, à répandu des coupures de 1 et de 3 marks, et la fabrique Gros, Roman et Cie, de Wesserling, a garanti des bons de 0 m. 50 à 10 marks, dont beaucoup, remboursé ultérieurement, portent au dos : Annulé. A Saint-Amarin, les bons, libellés en allemand, ont reçu ensuite un timbre avec les mots français pour acquit, et des bons du Vieux-Thann, marqués du cachet allemand sur un côté, portent Remboursé, et sur l’autre côté, la cachet ancien de la Mairie de Vieux-Thann (Alsace). Des billets de Bitschwiller ont reçu également un timbre français (Commune de Bitschwiller. – Alsace).

Cette floraison de petits papiers multicolores, éclose en dix-neuf mois et comprenant plus de six cents variétés, en comptant les différentes valeurs et les émissions successives, a naturellement fait naître ou du moins développer une branche particulière de l’imprimerie. Sous le rapport du mouvement industriel, il n’est pas indifférent d’étudier la marche de cette fabrication si imprévue. Il va de soi que, dans les circonstances les plus urgentes, les billets ont été fabriqués dans la ville même où ils étaient émis. Dans les autres cas, la fabrication n’est pas aussi souvent locale qu’on pourrait le présumer ; de ce fait il existe évidement des raisons qu’il serait vain de rechercher. Ainsi les billets des chambres de commerces de Melun et de Blois ont été imprimés à Toulouse ; ceux de Bône, d’Oran et de Philippeville, à Marseille ; ceux de Constantine, à Saint-Etienne ; Ceux de Sens à Limoges, ceux de Rouen à Paris. En fin de compte, on peut admettre qu’il existe seulement quatre principaux centres de fabrication Paris, Lyon, Toulouse et Limoges.

Certains billets ne révèlent pas le lieu de fabrication ; c’est là une omission qui va à l’encontre d’une des lois essentielles de la monnaie. Ajoutons, dans le même ordre d’idées, que beaucoup de villes et de Chambres de commerces paraissent avoir négligé de recourir à tous les moyens de contrôle susceptibles de mettre obstacle à la contrefaçon. Si la chambre de commerce de Clermont-Ferrand apposa un timbre gras sur ses premiers billets ; si celles d’Eure-et-Loir et du Tréport ont employé un timbre sec ; si les bons de villes de Lens, Sedan, Montreuil-sur-Mer, Montaigu, Mouy, Vertus, Nancy ont été timbrés à la mairie où à la recette municipale, par contre très nombreux sont les billets qui ne portent aucune estampille officielle. Il en existe même qui n’ont pas reçu de numéro d’ordre. On peut le regretter, car ceux qui ont étudié l’histoire des émissions analogues, faites sous la première République et en 1870, n’ignorent pas que, lors de la liquidation, de nombreux faux furent présentés en remboursement et souvent payés. Il est vrai, d’autres part, que nombre de billets authentiques de furent jamais produits à la liquidation, soit qu’ils eussent été détruits, soit qu’ils aient été conservés comme souvenirs ou oubliés au milieu des papiers divers.

Sous le rapport des types, nos billets provinciaux présentent peux d’intérêts. Les imprimeurs, qui les ont composés, ne pouvaient évidement faire appel à de grands artistes et se sont contentés de choisir de nombreux écussons et quelques figures allégorique du Travail et de l’Agriculture, par exemple la Semeuse (billets de la Roche-sur-Yon et Vendée ; les Deux-Sèvres). Quelques-uns ont eu recours à des vues pittoresques ; le mont Saint-Michel parait au revers des billets de la Chambre de Granville ; le Pic du Midi de Bigorre sur ceux de Tarbes, et la vue de la Cité couvre le revers de ceux de la Chambre de commerce de Carcassonne. Dans quelques villes, on se souvient de vieux témoins de l’histoire locale ; ainsi les Chambres de commerce de Bordeaux et de Lyon ont fait reproduire des jetons frappés au XVIIIe siècle. Parmi des compositions plus modernes il y a lieu de signaler le « type parlant » des billets de cinquante centimes et d’un franc, émis par la Chambre de commerce de Belfort qui représente la figure même des pièces d’argent suppléées par ces billets. Ailleurs, un dessinateur bien intentionné a rapproché, en guise de cariatides, des statues de Charles-Martel et de Joffre, accompagnées des dates 732 et 1914.

Ce rapprochement renferme l’avenir dont la justice immanente du monde fera bientôt un glorieux présent.

Et même, si, avant ce jour béni, nous avons recours à la monnaie de fer, comme cela arrive maintenant entre le Rhin et la Vistule, soyons certains que notre circulation monétaire rentrera progressivement dans l’ordre, sous l’égide d’une France plus forte, plus sage et plus réfléchie !

Leucotés.

 

(1) Le Creuset, les filatures Fauquet-Lemaitre et Desgenetais, à Bolbec, l’établissement Lemaistres frères, à Lillebonne, avaient déjà émis des billets en 1870.

 

La menue monnaie.

Les villes de Cahors, Saint-Gaudens (Haute-Garonne), Lézignan (Aude) ont émis des coupures de 5 et 10 centimes remboursables à la recette municipale.

La Chambre de commerce de Tatare à faits frapper 100 000 tickets de 5 et 300 000 de 10 centimes.

La Chambre de commerce de Grenoble a également émis pour le département de l’Isère, de petites vignettes destinées à remédier à la crise du billion.

Enfin, certaines villes comme Toulouse font un usage courant des tickets de tramways et de timbre-poste qui, dans le territoire de la commune ont en fait cours forcé.